Samuel Rouvillois
Le XXème siècle est un siècle merveilleux dans ses aspirations et qui malheureusement a mis en oeuvre des moyens qui vont à l'inverse de ses aspirations (aspiration à la liberté, au bonheur, à la rencontre d'autrui, à la justice, au refus de la guerre). 60 ans après la guerre, on s'apercevoit que les moyens que nous avons mis en oeuvre, ne fonctionnent pas, puisque manifestement le bonheur n'est pas au rendez-vous des occidentaux, l'équilibre non plus, la fraternité je n'en parle pas, l'égalité même pas. Je pense que la fragilité vient éclairer cela: on a construit sur la base de la force, de la puissance, de la sécurisation. On s'est mis dans les objets parce qu'on avait peur de cette fragilité avec laquelle il fallait vivre.
A la base c'est le malentendu originel entre faiblesse et fragilité. On a confondu ce qui caractérise l'homme et ce qui le menace. La faiblesse menace l'homme, comme la maladie, la mort, le deséquilibre psychique, la guerre, mais la fragilité, ne le menace pas, elle le caractérise. C'est ce que la Bible appelle chair. Le Verbe s'est fait chair...la Bible révèle comment la fragilité est au coeur de la vie humaine, Dieu est finalement le seul à prendre son parti, à la voir avec bienveillance.
Nous avons tenté de compenser nos faiblesses au point de noyer nos fragilités dans nos sécurités, dans nos systèmes de protection et dans nos logiques de puissance... Nous avons pensé que le système aller nous prendre en charge, c'est l'inverse, ce monde nous laisse plus fragile que jamais, puisque nous ne savons pas du tout vers où nous allons pouvoir aller. La fragilité est au rendez-vous des collectivités. La mondialisation est une fragilisation collective planétaire. Elle est au rendez-vous des personnes, des peuples, des nations. Elle est au rendez-vous aussi à l'intérieur de nous-mêmes. Cela devient un grand enjeu que de cesser de la fuir, que de l'apprivoiser. L'art est un des lieux fondamental pour l'apprivoisement de la fragilité et pour en prendre le risque. Il ne suffit pas de l'esthétiser, de la vivre en soi, confortablement entre ceux qui s'aiment.
L'autre ne suffit pas tout à fait. Lorsque nous lisons la Bible, à la fin, la fragilité est la chose la plus belle de l'homme, mais elle n'est viable que parce que le souffle de Dieu l'habite. Laissée à elle-même, elle vire à la peur, et de la peur à l'angoisse et de l'angoisse à la culpabilité, il n'y a qu'un pas, de la culpabilité à la violence, il n'y en a qu'un deuxième. Au delà de la confessionnalité chrétienne, comment allons-nous laisser les fragilités humaines aigues dans lesquelles nous sommes en train d'entrer, être habitées intérieurement par le souffle. Ainsi les artistes, chaque fois qu'ils créent, mais aussi, ceux qui sont au plus près des plus pauvres, chacun de nous, qui prenons le risque de la fragilité, lors de la création d'une famille, de la conception d'un enfant, ou encore lorsque nous sommes embarqués dans un projet comme celui de l'éléphant (Poupoule), projet pour lequel on ne peut dire non, projet que l'on accepte sans savoir comment nous pourrons le réaliser, ainsi comment chacun, allons-nous laisser ces risques qui nous fragilisent, être habités par le souffle?
Extrait de la Table Ronde du 26 novembre 2013